Agile ou pas, toutes les organisations partagent une attente plus ou moins forte sur la planification des tâches, des fonctionnalités. Avoir un planning fiable qui colle au plus près de la réalité est un exercice périlleux dans lequel beaucoup d’équipes se perdent.
Dans cet article, je reprends ce que l’Agilité nous a apporté de meilleur pour que la planification s’appuie sur des estimations fournies par des équipiers qui se parlent.
Table des matières
1. Quelle est votre stratégie d'estimation individuelle ?
Si vous lisez cet article, c’est sans doute que vous avez des demandes à estimer et à planifier : des projets, des fonctionnalités, des tâches ? Lorsqu’on vous demande de fournir une estimation, comment vous y prenez-vous individuellement ? Il me semble que nous utilisons toutes et tous les mêmes techniques :
- Le pif : sans doute la technique la plus répandue
- Le point de repères ou comparateur : nous comparons une demande à une demande déjà réalisée
- L’approche logique, mathématique : nous décomposons le travail en sous-éléments. La connaissance des détails nous permet de maîtriser le tout
- L’approche par déduction : une hybridation entre des points de repères et la logique L’approche manque de fondements solides mais elle tient globalement la route et fournit un résultat probable
- L’approche expert : on fait appel à celui ou celle qui sait, parfois même c’est nous 🙂
2. Les différents biais
Faire des estimations en équipe c’est se rassurer collectivement, c’est partager des informations, argumenter, dialoguer pour arriver à un résultat acceptable par tous. Dans ces moments d’estimation, nous passons notre temps à influencer les autres. Nos choix, nos avis sont donc biaisés. Parmi les biais qui nous intéressent, nous resterons vigilants aux :
- Biais de confirmation : c’est-à-dire arriver à une estimation qui confirme ce que l’on pense
- Biais de croyance : estimer non pas par rapport à ce qu’on sait, mais par rapport à ce qu’on croit ou qui relève du mythe
- Biais d’excès de confiance : une forte tendance à être très optimiste et à sous-évaluer la durée de la tâche à réaliser
- Biais de conformisme : avoir eu un biais d’influence. Une personne nous donne une estimation et nous allons évaluer la nôtre par rapport à la sienne
- Biais de faux consensus : penser/surestimer que tout le monde partage notre avis, nos opinions
3. Le T.R.I.P
Pour éviter tous ces biais lors des exercices d’estimation, on peut utiliser la technique du T.R.I.P. C’est un acronyme pour que chacun se donne un Temps de Réflexion Individuel Personnel. Le principe est simple : chaque personne prend le temps de réfléchir à sa propre évaluation de l’estimation. Elle se forge sa propre opinion, qu’elle soit vraie ou non, peu importe. L’objectif est d’avoir cette estimation individuelle avant de confronter ses idées, évitant ainsi de tomber dans certains biais cognitifs.
Je vous invite vraiment à tripper avant de lancer vos conversations 🙂
4. Le planning poker
L’illustration parfaite et concrète du T.R.I.P. dans les estimations est l’une des techniques les plus populaires depuis une quinzaine d’année dans les équipes agiles : le planning poker.
Pour lancer une partie, commencer par distribuer à chaque personne un jeu de cartes numérotées suivant la suite de Fibonacci : 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34 (dans la suite de Fibonacci, chaque chiffre suivant est calculé par la somme des deux précédents. Donc trois c’est 2+1, cinq c’est 3+2, huit c’est 5+3 et ainsi de suite…).
Ensuite, les équipiers partagent, questionnent, discutent un besoin, une demande à réaliser. Lorsque la conversation est terminée, s’en suit une étape de réflexion individuelle de quelques secondes où chacun va choisir en son âme et conscience quelle estimation il pense être la bonne. Ce T.R.I.P. sera matérialisé par le choix d’une des cartes en main. Tous les joueurs révèlent leur carte en même temps.
En résumé :
- On parle de la demande
- On estime individuellement par le choix d’une carte en main
- Chacun révèle son estimation
Lorsque les joueurs révèlent leurs cartes, les résultats sont souvent assez différents. Ils discutent alors des écarts liés au fait que bien souvent le périmètre du travail estimé varie selon les personnes.
C’est pour ce moment que le planning poker existe : des conversations et du partage de connaissances. Ce qui nous intéresse au moins autant que l’estimation finale, c’est de comprendre comment elle a été élaborée. Chacun(e) prendra soin de partager la stratégie d’estimation (au pif, par déduction, approche experte …) retenue pour la confronter aux autres joueurs.
Si vous n’avez jamais fait de planning poker, je vous invite à le tester. Si vous l’avez déjà pratiqué, je vous encourage à le poursuivre en respectant son état d’esprit car c’est une technique particulièrement efficace pour grandir collectivement. On passe d’un exercice où on cherche une valeur, un chiffre, à un exercice collectif, en accord avec l’état d’esprit agile.
5. Qu'est-ce qu'on met dans cette estimation ?
Depuis le début de cet article, nous passons par des outils et des techniques d’estimation mais sur quoi porte une estimation au juste ? Si je suis développeur, il est probable que j’estime mon effort de développement bien évidemment. Est-ce que j’intègre aussi le test ? La documentation ? Tout le travail de livraison ?
On interroge ici la définition du travail, sa portée voire sa définition de terminé au sens de l’équipe. Si nous voulons une estimation complète, alors elle devrait inclure tout ce qui est nécessaire. Restez vigilant : les estimations nous rappellent que c’est avant tout prendre conscience de tout ce qu’il y a à accomplir. Elles deviennent alors une invitation à ouvrir son esprit aux autres compétences de l’équipe. Certaines personnes réduisent trop souvent les estimations à chiffrer ce qu’elles ont à faire, sans tenir compte du reste. Évitez ce piège.
Mais rassurez-vous, si vous avez cette approche des estimations, ce n’est pas perdu. Tôt ou tard, ce travail non estimé réapparaîtra : ça s’appelle de la dette. Et cette dette, qu’elle soit technique ou métier, elle s’imposera que vous le vouliez ou non.
Pour certaines équipes, pour certaines cultures d’organisation, il y a un véritable enjeu à remettre en évidence que les estimations portent sur un travail complet, à 100%. Et qu’est-ce qu’un travail à 100% ? Je vous laisse répondre en équipe à cette question passionnante.
6. Le Blitz Planning Poker
Vous êtes encore là ? Félicitations. Abordons maintenant un tabou des séances de planning poker : l’ennui. Tôt ou tard, des équipiers, voire des équipes entières vont se perdre dans cet exercice répétitif du planning poker avec le risque d’en perdre de vue l’intérêt. Personnellement, j’ai le souvenir douloureux de planning poker d’une journée … rien de mieux pour dégoûter les gens de ce type de technique. La solution est toute trouvée ! La prochaine fois, les équipiers parleront moins pour écourter la séance d’estimation… Pas sûr ce que ce soit la voie la plus collaborative …
C’est donc le bon moment pour revisiter le format du planning poker avec une version rapide : le Blitz Planning Poker (blitz = éclair en allemand).
La particularité de cette technique est qu’elle s’exécute en silence. C’est peut être une des rares réunions qu’on fait sans se parler et ça, c’est plutôt agréable 🙂
Pour l’organiser :
- Prenez un tableau blanc physique ou numérique
- Disposez les cartes du planning poker en colonnes
- Les joueurs n’ont plus de cartes en mains
- Les demandes à estimer sont à organiser en tas avec une demande écrite sur un post-it dédié. Souvent les joueurs apprécient d’en prendre connaissance avant d’estimer mais ce n’est pas indispensable
- Chaque personne est invitée en silence à ventiler les demandes dans les colonnes correspondant aux estimations qui lui semblent correctes
- Comme les joueurs n’ont pas le droit de se parler, plusieurs biais sont évités
- Si un joueur n’est pas d’accord avec la position d’un post-it, il peut (doit ?) le changer pour la bonne colonne
- À la fin, lorsque le système est stable, les joueurs ont le droit de reparler et de débriefer du résultat
Certains verront un risque majeur : que se passe-t-il si 2 joueurs, qui ne peuvent pas parler, ne tombent pas d’accord et passent leur temps à changer un post-it de colonne car ils pensent avoir raison ? Dans ce cas, ne faites rien, restez silencieux et attendez que l’un des 2 cède en premier 🙂 Ensuite, débriefez lorsque la parole est de nouveau autorisée.
En moins de 10 minutes, il est facile pour une équipe de 7 à 9 personnes d’estimer une cinquantaine d’éléments (parfois plus).
Si vous avez besoin d’estimations rapides, le Blitz Planning Poker est une option à considérer. L’intérêt de cette technique est évident : obtenir un consensus le plus rapidement possible et concentrer les conversations sur ce qui est vraiment problématique et qui pose question.
7. L'unité de point ou story point
Il y a toujours un débat sur cet exercice de planning poker : quelle est l’unité des estimations fournies ? Quand on découvre ce principe et qu’on a plutôt une culture du temps, on s’attend à avoir des estimations en jours ou en heures. Le point est une unité à laquelle on s’attend peu.
Alors souvent, la question est : mais un point, ça vaut combien de jours ?
Ce qui nous amène directement au piège dans lequel on ne veut surtout pas tomber : essayer de faire une corrélation entre des points et des jours. Le principe grâce au planning poker est d’avoir une idée de l’effort que cela va représenter et que toutes les estimations soient cohérentes les unes par rapport aux autres.
- Le 1 représente un tout petit petit effort
- le 2, c’est un petit peu plus gros
- Le 3, c’est encore un peu plus gros
- Et ainsi de suite
On n’arrivera pas à faire un lien exact entre les points et les jours. Si vous tenez absolument à avoir des estimations en jours, oubliez la notion de points et faites des estimations en jours directement. Ce qui compte, c’est qu’on ait la même unité. Ce serait une erreur de faire une échelle de conversion par exemple : 1 jour = 5 points. Vous vous épargnerez le passage par une unité temporaire.
Si vous préférez les estimations réelles, restez en réel. Les points sont vraiment pour les équipes qui acceptent qu’elles ont besoin d’avoir une estimation en relatif.
De toutes façons, quelle que soit l’unité que vous choisirez, rappelons-nous que les estimations seront probablement fausses. Choisissez votre unité pour qu’elle soit avant tout efficace pour tous. Dans l’intérêt de cet article, je continue en pensant que vous avez gardé les points 🙂
8. Burndown Chart et Burnup Chart
Imaginons donc qu’à partir de maintenant, nous avons un ensemble de choses à faire (certainement stockées dans un Backlog). Chacun des éléments porte une estimation en points ou en jours (et a une valeur associée bien entendu). Par exemple :
- Le premier élément vaut 1 point
- Le deuxième élément vaut 5 points
- le troisième vaut 3 points
- le quatrième vaut 8 points
- le cinquième vaut 5 points
- et le dernier vaut 2 points
Ce qui nous fait un total de 24 points. Ce total représente la somme du travail à faire. Reportons cette valeur sur l’axe des ordonnées d’un graphique. L’axe des abscisses sera l’échelle de temps, en itérations. Au démarrage, nous avons donc 24 points à faire. À chaque fin d’itération nous ferons le relevé des demandes terminées à 100% pour gagner les points (sinon c’est 0).
Ce graphique qui descend itération après itération porte un nom : le Burndown Chart. Il peut se faire à la main, sous Excel ou il est calculé automatiquement dans votre outil. Un Burndown chart est un indicateur qui doit avoir une seule trajectoire : baisser pour indiquer quand tout sera terminé.
Ce Burndown chart est actualisé à intervalle régulier et indique le travail qui reste à faire par rapport aux estimations initiales. Pour les plus attentifs, le nombre de points que vous aurez réussi à terminer pendant une itération est ce qu’on appelle la vélocité.
Si vous faites la somme des vélocités, vous pourrez créer un autre indicateur inverse au précédent : le Burnup Chart. Il permet de voir le travail terminé, valoriser ce qui a été réalisé mais n’indique en rien les délais de fin.
En lisant à la fois le Burndown Chart et le Burnup Chart, nous pouvons confronter la réalité de ce qui reste à faire avec l’avancement réel. Cette double lecture amène un éclairage nouveau sur la planification en agile. Notons que ces 2 courbes ne sont jamais symétriques dans les faits et sont donc toutes les 2 utiles notamment lors des comités de pilotage, comités suivi (ou mieux : revues d’itération) pour savoir exactement où nous en sommes côté planning.
Le Burndown Chart est souvent celui qui est le plus observé car c’est sans doute le seul qui va nous donner une information sur le respect des délais. Pourtant, chez certaines équipes, le Burndown Chart n’a pas la tête des exemples précédents mais ressemble plutôt à ce qu’on pourrait appeler un Burnflat Chart.
C’est un petit nom que j’ai inventé et qui désigne un Burndown Chart qui ne baisse jamais car … il y a toujours de nouvelles demandes qui entrent dans le Backlog. Si vous constatez ce phénomène chez vous, j’ai le regret de vous annoncer que tout ce que vous avez fait depuis le début de cet article ne sert à rien car cet indicateur ne donnera jamais d’informations de planning. Souvent d’ailleurs, c’est le signe que dans votre environnement, il faudra décorréler le délai et la charge pour bien planifier.
Pour celles et ceux qui seraient déjà en train de s’arracher les cheveux, pas de panique. Je vous explique pourquoi ce phénomène existe et vous donne la solution pour une bonne planification dans ces environnements dans le 2ème volet de cet article qui sera publié le mois prochain.
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