Note : Cet article s’inspire d’un atelier réel mené avec une équipe produit. Les prénoms et données ont été modifiés pour préserver l’anonymat, mais la méthode et les résultats sont authentiques.
Il était 9h ce mercredi matin quand Simon (prénom changé) m’a accueilli avec cette phrase : “J’espère que tu as une baguette magique, parce que là, je suis complètement perdu.”
Tout est urgent, tout est important
Nous voilà donc dans une salle de réunion face à un écran qui affiche 19 projets “en développement”. Simon est Product Manager dans une entreprise tech : “Tu vois, on a tout ça qui tourne en même temps. Le management me demande nos priorités, mais comment je fais ? Tout est urgent, tout est important.”
La situation est fréquente dans notre écosystème produit moderne. Une équipe talentueuse, des OKR proposés par la direction, une roadmap qui ressemble à un planning de métro aux heures de pointe. Et au milieu de tout ça, un PM qui essaie de naviguer à vue entre les demandes du marketing, les contraintes techniques et les injonctions stratégiques.
Sortir du flou avec un Portfolio Kanban
Première étape de l’atelier : rendre le travail visible autrement. Nous avons construit un Portfolio Kanban avec de simples colonnes : Backlog Ideas, Analysis, Ready, In Development, Go to Market.
Résultat du tri :
- 36 projets dans le backlog,
- 19 en cours,
- 3 seulement en commercialisation.
Le silence s’installe quelques secondes. Simon finit par lâcher : “Ah oui, quand même…”
Eric, son collègue, esquisse un sourire : “On dirait un entonnoir à l’envers.” Tout le monde acquiesce.
Le problème est maintenant visible. Et voir le problème, c’est déjà la moitié de la solution.
Prioriser avec WSJF
Pour avancer, nous avons utilisé la méthode WSJF (Weighted Shortest Job First). Elle repose sur quatre critères notés de 1 à 10 :
- Business Value
- Time Criticality (coût de l’attente)
- Strategic Value (alignement avec les objectifs)
- Job Size (effort nécessaire)
La formule est simple : (Business Value + Time Criticality + Strategic Value) ÷ Job Size.
Nous avons pris sept projets représentatifs et les avons scorés sur ces quatre dimensions.
Les résultats ont créé quelques remous dans la salle.
- Le projet “Software Suite v7”, cash cow de l’entreprise, arrive en tête. Rien de surprenant
- Mais un petit plugin hardware, jugé mineur, grimpe en deuxième place. “Mais enfin, c’est pas possible ça !“. Si, c’était possible. Job Size de 1 (très simple à développer) contre Business Value de 2, Time Criticality de 3, Strategic Value de 1. Résultat : (2+3+1)/1 = 6. Les mathématiques ne mentent pas.
- À l’inverse, le grand projet stratégique soutenu par le management chute à la 4ᵉ place. Valeur stratégique énorme (9), Business Value solide (7), Time Criticality importante (8), mais Job Size de 5. Résultat : (7+8+9)/5 = 4,82. L’effort tue la priorité.
Les discussions qui changent la perspective
L’exercice le plus délicat a été de définir précisément chaque dimension.
- Time Criticality, par exemple. “C’est l’urgence, non ?” Non, pas exactement. C’est le coût de l’attente. La question magique devient : “Qu’est-ce qu’on perd si on reporte ce projet de six mois ?“
- Pour le plugin hardware, la réponse était claire : pas grand-chose. Le marché attendra. Score de 3. Pour Simon “Si on sort pas avant la saison des fêtes, on rate complètement le momentum commercial“. Score de 8.
- Strategic Value a également demandé quelques clarifications. Au-delà du ROI immédiat, quelle est la valeur long terme ? “Sur une échelle de 1 à 10, à quel point ce projet sert nos OKR stratégiques ?” Le plugin hardware, encore lui, ne servait aucun objectif stratégique particulier. Score de 1. Le contrôleur, lui, ouvrait tout un écosystème de produits complémentaires. Score de 9.
- Job Size, enfin, s’est révélé être l’élément discriminant. Combien de temps, d’équipes, de complexité pour livrer ? Le plugin : une personne, deux semaines, technologies maîtrisées. Score de 1. Le contrôleur : multi-équipes, six mois minimum, R&D conséquente. Score de 5.
Miser sur les Quick Wins
Le classement met en avant deux Quick Wins : des projets simples, rapides à livrer et porteurs d’un effet psychologique fort.
“On commence par les trucs rapides pour dégager du temps et de l’énergie pour les gros morceaux.” Exactement. L’effet psychologique des Quick Wins est redoutable. Deux projets livrés rapidement, deux cases cochées, une équipe remotivée, un management rassuré.
Le plan se dessine :
- Livrer les deux Quick Wins en quelques semaines.
- Attaquer ensuite la Software Suite v7.
- Enfin, planifier soigneusement le gros projet de contrôleur hardware.
Les "No Go" libérateurs
La vraie révolution arrive avec les projets en bas du classement : deux initiatives au score inférieur à 3.
“Ces deux-là, on les arrête“, a déclaré Simon après une longue réflexion. Eric est d’accord : “C’est la première fois que j’ose dire ça aussi clairement.” Arrêter deux projets, c’est libérer 20% de capacité pour se concentrer sur les vraies priorités.
L’effet a été immédiat. Plus de dispersion, plus de “on verra bien”. Une ligne claire était tracée entre ce qui mérite les ressources et ce qui les gaspille.
Trois semaines après
Trois semaines après cet atelier, Simon m’envoie un message : “Premier Quick Win livré hier. L’équipe est aux anges, le management aussi. On attaque le deuxième la semaine prochaine.”
Le Portfolio Kanban est devenu l’outil de référence pour toutes les discussions stratégiques. Les débats sans fin sur les priorités ont laissé la place à des critères clairs, compris, partagés. Les scores WSJF tranchent. Plus de “oui mais”.
La transformation culturelle est en marche. D’une équipe qui subissait les priorités imposées par l’urgence du quotidien à une équipe qui maîtrise ses choix stratégiques. D’un PM qui naviguait à vue à un leader produit qui argumente ses décisions avec des données objectives.
Ce qu'il faut retenir
Cette expérience m’a rappelé quelques vérités fondamentales du portfolio management.
- D’abord, on ne peut pas gérer ce qu’on ne voit pas. La visualisation via le Portfolio Kanban n’est pas un gadget, c’est la base de tout système de priorisation sain.
- Ensuite, WSJF révolutionne la perception des priorités. Les gros projets ne sont pas forcément les plus prioritaires. Les petites victoires rapides créent un momentum que les grands chantiers ne peuvent pas apporter immédiatement.
- Enfin, les “No Go” ne sont pas des échecs, ce sont des libérations. Chaque projet arrêté libère des ressources pour les véritables priorités. Dans un monde aux ressources limitées, savoir dire non est aussi important que savoir dire oui.
Si vous vous reconnaissez dans l’histoire d’Alex, si vous aussi vous jonglez avec trop de projets “tous prioritaires”, peut-être est-il temps de sortir la calculatrice WSJF. Vous risquez d’être surpris par les résultats !
